Sansheng Chapitre 1 – Je pars dans le monde des humains pour le séduire

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Partie I : Première Existence, nous nous séparons malgré notre amour

 

Depuis des temps immémoriaux, les gens qui passaient par le Fleuve de l’Oubli (1) commençaient à m’appeler la Pierre des Trois Existences (2). De temps en temps, quelques personnes me regardaient avec mépris, d’autres venaient main dans la main et gravaient en moi les histoires d’amour de leur vie passée, et d’autres encore, se mettaient à crier devant moi.

(1) Le Fleuve de l’Oubli est appelé le Wangchuan dans la mythologie chinoise. Aussi appelé le fleuve Léthé dans la mythologie grecque, il s’agit de l’un des cinq fleuves des Enfers, parfois nommé « Fleuve de l’Oubli ».

(2) Elle est appelée la Pierre Sansheng. Sansheng veut dire « Trois Existences », ou « Trois Vie ». Dans le contexte bouddhiste, les Trois Existences désignent la vie passée, la vie présente et la vie future.

Mais en dépit de tout, je n’étais qu’une pierre au bord du Wangchuan. Je ne pouvais ressentir ni joie, ni tristesse.

J’avais attendu fidèlement au bord de l’eau de cette manière depuis plus d’un millénaire, jusqu’à ce qu’un jour, mon âme se forme finalement.

Tous les êtres vivants se devaient d’être soumis à des épreuves du destin, mais je continuais à m’assoir là, inoffensive, depuis plus d’un siècle, avant que…

Mon épreuve d’amour ne vint.

Un prêtre à la barbe blanche qui passait par le Wangchuan me lit mon avenir. Il prophétisa l’arrivée prochaine de mon épreuve d’amour. Je me contentai d’hocher ma tête.

Je pensais qu’il ne faisait que me mener en bateau.

J’étais un esprit né dans la Pierre de Sansheng ; mon âme était celle d’une pierre et mon cœur celui d’une pierre. Mon cœur avait depuis longtemps déjà été figé en glace par l’obscurité perpétuelle du Fleuve Wangchuan.

Il n’y avait pas de souffrance là où l’amour n’existait pas. Puisque mon cœur n’avait encore jamais été soumis à de la peine, d’où est-ce que cette épreuve romantique pourrait bien venir ?

C’était ce que je pensais.

Mais toute histoire possédait sa surprise.

Durant un sombre après-midi dans le monde souterrain, je revenais de ma promenade, auprès de l’éternel et immuable Wangchuan, comme d’habitude. Je levai les yeux. Dans ce moment de coïncidence, comme si la lumière du soleil du monde des vivants perçait à travers les épaisses couches de brouillard, la grappe d’amaryllis qui recouvrait les Sources Jaunes brilla soudainement d’un éclat radieux.

Un homme en sortit gracieusement.

Je me rappelai soudainement les mots d’une femme humaine qui était passée devant moi. Elle avait murmuré, il y a bien des années « Quel homme sage, si poli, si raffiné. »

Après plus d’un millénaire, mon cœur de pierre fit un rare et subtil tremblement.

Il s’approcha lentement, pas pour me voir bien sûr, mais plutôt parce que derrière moi, il y avait le Pont Naihe, que chacun devait traverser afin d’entrer dans l’outre-monde. Il était rare de rencontrer une personne aussi élégante, aussi je pensais au fond de moi que je me devais de le saluer gracieusement.

Je m’avançai et l’appelai doucement « Monsieur. » Je pensai lui faire une révérence élégante, celle que les femmes de haute lignée faisaient dans les livres humains. Mais les livres ne parlaient que de ‘révérence’. Ils ne mentionnaient pas les mouvements et les postures en détail.

Je réfléchi pendant un instant, puis imitai les fantômes qui se plaignaient souvent à Yanwang (souverain de l’enfer), alors je m’agenouillai avec un bruit sourd, et frappai trois fois ma tête contre le sol en prosternation, avant de lui dire « Quel est votre beau nom, monsieur ? » (3)

(3) Elle parle comme le ferait un homme pour courtiser une femme.

Les diablotins à proximité prirent deux inspirations, dans l’air froid. Il se tenait là, ébahi, trahissant de la surprise dans ses yeux. Pendant un instant, il ne me répondit pas.

Tout acte devait être effectué avec sincérité. Le proverbe favori des Gardes Noirs et Blancs de l’Impermanence était « La Sincérité est synonyme de Succès. » C’était la façon dont ils réussissaient toujours à attirer les âmes mortelles pour qu’elles les suivent docilement.

N’entendant aucune réponse de sa part, je me demandai brièvement si je n’avais pas commis une erreur en ne frappant pas assez fort, et qu’ainsi, je n’avais pas montré suffisamment de sincérité. Je rampai en avant sur les genoux et, sans épargner aucun effort cette fois-ci, je frappai ma tête férocement sur le sol trois fois de plus.

Il semblerait que je m’étais prosterné assez férocement pour envoyer trois ondes de choc à travers le sol. Les diablotins à proximité sifflaient d’effroi.

Je levai la tête et le regardai d’un visage ensanglanté « Quel est votre beau nom, monsieur ? »

Peut-être que la misère de mon visage sanglant l’avait effrayé. Il resta silencieux.

Je m’essuyai rapidement le visage, et découvris rapidement que mes deux mains étaient humides ! Je ne savais pas pourquoi je saignais autant. Je réalisai soudainement pourquoi il restait figé sur place.

Je paniquai. Tout en me frottant précipitamment, je finis par barbouiller mon corps entier de sang.

Je le regardai d’un air impuissant.

Dans ses jolis yeux se trouvait l’image de ma propre réflexion. Puis ses yeux se courbèrent sous l’effet de son sourire charmant.

Même si je ne connaissais pas la raison de sa joie, en le voyant sourire, je lui offris également un sourire amical accompagné de deux rangées de dents étincelants, ignorant complètement mon apparence. Ce sourire ne me faisait paraitre que plus terrifiante encore.

Le diablotin derrière moi, Jia, se pencha nerveusement, et me tira pour me relever. Mais je ne me levai pas. Il retint sa respiration et murmura dans mes oreilles « Ma chère, Madame Sansheng ! Qui essayez-vous d’effrayer avec ce visage ensanglanté ?! Connaissez-vous son identité ? »

Parmi les êtres spirituels de l’enfer, ma magie n’était pas particulièrement extraordinaire. Mais en raison de mon ancienneté, tous les diablotins étaient respectueux envers moi. Ils me parlaient rarement sur un tel ton. Je fronçais les sourcils et dis avec stupeur « Cela se voit que je ne le connais pas. N’est-ce pas la raison pour laquelle je lui demande son nom ? »

Le Petit Yi avait l’air prêt à vomir du sang à tout moment. « Ma chère madame ! C’est le D… » Il n’avait pas fini de parler qu’une voix douce l’interrompit.

« Mon nom est Moxi. »

Il tendit la main dans laquelle je plaçai rapidement la mienne. Il enroula sa main et me serra le poignet.

Mon poignet faisait partie de mon portail vital. À ce moment, il n’avait besoin que d’exercer une faible pression pour me tuer dans d’atroces souffrances. La face disgracieuse de Petit Jia et Petit Yi devint encore plus pâle qu’elle ne l’était auparavant. Jia plaida rapidement « M’seigneur ! M’seigneur ! Madame Sansheng a vécu ici dans le Fleuve Wangchuan toute sa vie. L’enfer n’est qu’un humble endroit ; cette jeune demoiselle ne connait pas l’étiquette. Je vous prie de la pardonner. »

« Sansheng ? C’est un nom bien étrange, quoiqu’assez intéressant. »

Je le regardais toujours. Je n’avais pas peur, ses yeux n’émettaient aucune intention meurtrière.

Il me scruta soigneusement pendant un certain temps, puis lâcha mon poignet, avant de me relever en me tirant avec son bras. « Comme il est remarquable pour une pierre de l’enfer d’avoir développé une âme. Vous ne saviez pas qui j’étais, et pourtant pourquoi m’avoir montré une si grande révérence ? »

Je compris soudainement. Il s’avérait que ce qui manquait n’était pas ma sincérité, mais que j’étais trop intrusive. Je lui dis honnêtement « Vous êtes si élégant que je voulais vous… » Inopportunément, les mots me manquèrent. Dans la panique, je construisis une phrase avec un mot dont je ne connaissais pas l’origine de sa venue dans mon esprit. « Je voulais vous séduire. »

Petit Jia me lança un regard de ‘vous êtes sans espoir’.

Il se mit à rire. « Quelle créature simple. »

J’étais ravie, je pensais que c’était un compliment. « Alors, quand pourrai-je vous séduire ? » Lui demandai-je hâtivement.

Il dit après un temps de réflexion « Je suis venu en enfer pour mon épreuve, alors je ne resterai pas ici. »

Ce qu’il voulait dire était ‘non’. Je baissai mon regard, un peu déçue.

« Avez-vous toujours été assise sur la jetée du Fleuve Wangchuan ? » demanda-t-il soudainement.

Je hochai la tête.

« Aimeriez-vous jeter un coup d’œil dehors ? »

Mes yeux s’illuminèrent. Je hochai la tête vigoureusement.

Il sourit faiblement et me tapota la tête. « Puisque j’ai reçu plusieurs prosternations pour le moins ensanglantées de votre part, je ne peux laisser tout ce sang couler en vain. Puisque vous voulez quitter l’enfer, je vous promets Trois Existences de liberté. Après que j’ai passé mes épreuves, vous retournerez docilement à la jetée du Fleuve Wangchuan, qu’en dîtes-vous ? »

Il n’y avait rien de désavantageux pour moi dans sa proposition. Je hochai la tête pour dire oui.

Il fit un signe doré sur mon poignet. « En tant qu’être spirituel, vous devez apprendre à devenir plus intelligente. À partir de maintenant, prenez soin de protéger votre portail vital. » Il ajouta, « Ceux qui sont plus puissants ne seront pas tous aussi tolérants que moi. »

Les deux diablotins, Jia et Yi, l’escortèrent avec des visages disgracieux. Je touchai le sceau doré sur mon poignet.

« Moxi », je l’appelai.

Debout devant le Pont Naihe, il tenait un bol d’eau d’oubli dans ses mains, et se tourna vers moi.

« Puis-je venir dans le monde des humains pour vous séduire ? »

Ma question était si sérieuse qu’elle provoqua un étrange éclat de rire de la Vieille Meng, qui mijotait sa soupe d’amnésie.

Ses lèvres se redressèrent alors en un sourire. « Si vous arrivez à me retrouver, alors allez-y. » Sur ces derniers mots, il but la soupe d’un trait.

Sans même se retourner, il entra dans les fins fonds de l’enfer. Je continuais à le regarder partir, et ne voulais pas détourner mes yeux, même après qu’il soit sorti de mon champ de vision. Petit Yi revint depuis le Pont Naihe, et agita ses mains osseuses devant moi, « Madame Sansheng ! »

« Huh ? »

« Madame Sansheng, êtes-vous tombée amoureuse de lui ? »

Je me tournai finalement vers Yi pour le regarder et lui demandai sérieusement « Qu’est-ce que tomber amoureuse veut dire ? »

Yi pencha sa tête pour réfléchir. « La façon dont les femmes et les hommes sont décrits dans ces romans que vous lisez, c’est ce que ‘tomber amoureuse’ veut dire. »

Je réfléchis un moment. Dans ces livres que je lisais fréquemment, les gentilshommes rencontraient les dames, les dames faisaient un salut, les deux s’échangeaient un mot ou deux, puis commençaient à faire un bon nombre de ‘ooh ooh ah ah’ dont ils ne pouvaient se passer. Je n’avais jamais pensé à ‘ooh ooh ah ah’ avec Moxi, donc je ne pensais vraiment pas avoir développé des sentiments pour lui.

Je secouai la tête, « Je ne suis pas tombée amoureuse de lui. »

Yi poussa un long soupir et murmura, « C’est vrai, comment est-ce qu’une pierre pourrait tomber amoureuse ? J’ai spéculé sans fondement. » Presqu’au même moment, il me fixa et dit, « Le mieux est que vous ne tombiez jamais amoureuse de lui ! Dans ce monde, il n’y a rien de plus agonisant que le mot ‘amour’. Ce n’est pas dire que Madame Sansheng ne peut jamais aimer. Seulement que Monseigneur Moxi est quelqu’un dont aucune femme ne devrait tomber amoureuse. »

« Pourquoi cela ? C’est l’homme le plus beau et le plus élégant que je n’aie jamais rencontré. » Je marquais une pause, puis ajoutais, « Et sa voix est la plus agréable que je n’aie jamais eu à entendre. »

« Précisément parce que tout est si parfait chez lui, vous ne devriez jamais tomber amoureuse de lui ! Monseigneur Moxi est le Dieu de la Guerre des Cieux. Bien que rien n’est impossible dans ce monde, il ne prend en compte que le bien-être de ce monde. Si son cœur est occupé par son amour pour le peuple, comment pourrait-il y avoir une quelconque place pour l’Amour ? »

Que Moxi ait une place pour l’Amour dans son cœur ou non n’avait aucune importance pour moi. Mais la première moitié de la remarque de Yi me stoppa. « Comment peut-il assumer une position aussi violente que le Dieu de la Guerre ? C’est un homme très gentil. »

Yi était sur le point de vomir une gorgée de sang, « Gentil ? Mais vous ne pensez pas vraiment cela… n’est-ce pas ? »

Quand il me vit hocher la tête, Yi secoua la tête et dit d’une voix impuissante, « Quand le clan des Démons attaqua les Cieux avec une armée de 100 000 soldats, Monseigneur Moxi ne prit que 30 000 soldats divins pour raser toute l’armée. Après, il avança avec son armée jusqu’à la capitale des Démons pour massacrer tout le clan des Démons ; le sang giclait comme de l’eau. Durant la dernière décennie, aucun son ne put se faire entendre des démons. Et ce parce que tous les démons âgés de trois ans ou plus furent exterminés. »

Je me souvenais de cet événement. Durant cette période, les enfers étaient étonnamment occupés. Les cris étaient sur le point de déchirer le palace de Yanwang, le Pont Naihe allait s’effondrer dû aux secousses des personnes marchant dessus. Même si ces démons furent tués par Moxi, la guerre n’était qu’une question de tuerie et de survie. Moxi, en tant que Dieu de la Guerre, avait l’obligation d’utiliser la force afin de réprimer ces rebelles. Ses loyautés résidaient en son propre clan. La cruauté était une chose naturelle sur un champ de bataille.

Je tapotai l’épaule de Yi, « Merci de m’avoir raconté ces choses. Je repars à la pierre pour ranger mes affaires. »

Yi était confus, « Madame, où allez-vous ? »

Je souris, « Je vais dans le monde des humains pour le séduire. »

 

 

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